samedi 7 mars 2015

Quel est l’auteur des Fragments du dernier voyage de La Pérouse (1797) ?


Hubert Arvengas, dans une plaquette intitulée L’exploration et le mystérieux naufrage de Lapérouse et distribuée en 1941 pour la commémoration du bicentenaire dans les écoles du Tarn, écrit : « Quelques-uns [des rescapés de l’expédition] restèrent sur le rivage [de Vanikoro] où ils menèrent encore quelque temps une vie misérable  : c’est la thèse à laquelle se ralliait Jacques de Cambry, savant antiquaire breton, dans ses Fragmens du dernier voyage de La Pérouse, curieuse et rarissime brochure éditée à Quimper en 1800. L’auteur mourut persuadé que Lapérouse et trois ou quatre de ses compagnons avaient survécu dans l’île [de Vanikoro] après le terrible naufrage, jusqu ‘en 1794. »Telle serait donc la thèse que professait Cambry, auteur d’un Voyage dans le Finistère paru en 1797 : Lapérouse aurait préféré les sauvages aux furies sanglantes de Robespierre.

Deux éditions originales : l’une à la  B. N. avec inscription « Cambry au citoyen Grégoire » et l’autre au Service historique de la Marine

Trois éditions : 1) par John  Dunmore, 1987, 2 vol., fac -simile et trad. en, anglais, 500 exemplaires, Canberra ; 2) XVIIIe siècle, n°22, 1990, p.195-236, par Jacques Gurry ; 3) par  Tugdual de Kerros, Un singulier prisonnier de guerre anglais, Watkin Tench, avec Fragmens du dernier voyage de Lapérouse, 2008, chez l’auteur, 12, rue ar Pussou 29120 Combrit

(l’édition la plus riche).

Bibliographie : article de J. Gurry dans XVIIIe siècle, n°23, et article se  mon condisciple de la rue d’Ulm et ami Jean Garagnon dans « French Studies bulletin, a quaterly supplement, » winter 1995, n°57, P ;9 : « Le Second Discours de Rousseau et les Fragments du dernier voyage de La Pérouse (1797) »

Résumé : le major Pipon sur l’Amazon est fait prisonnier à Quimper et confie le manuscrit qui suit à celui qui l’a sauvé : ce journal de bord , œuvre de Colignon, a été dérobé par le major ,  à Botany Bay , où il accompagnait W .Tench lors de sa visite à Lapérouse : Tench  avait conduit en Australie le premier convoi de convicts  .En débarquant sur une île inconnue de la côte américaine du  Pacifique en 1788,  les hommes de Lapérouse découvrent un peuple qui a été civilisé il y a une cinquantaine d’années  par des Bretons membres de la conjuration du marquis de Pontcallec contre le Régent : ces combattants de la liberté se sont échappés et ont apporté la musique,la danse et  les outils utiles aux sauvages. Lapérouse,  nous laisse entendre la note de l’éditeur, a choisi de vivre parmi eux, pour fuir  « loin des fureurs de Robespierre ».

Auteurs supposés de cette plaquette anonyme : Watkin  Tench (selon John Dunmore) ou Jacques Cambry (selon Gurry)

L’auteur  selon nous : l’ulmien  , franc-maçon et botaniste Eloy Johanneau (1770-1851) et ses canulars.

Il fait partie avec son frère Alexandre de la première promotion de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Ami de Mérimée, de  l’abbé Grégoire, de Lacépède, il fut commissaire pour la composition de la bibliothèque du district  de Blois. Vers 1804, en rivalité avec Cambry pour le poste,  il devient secrétaire perpétuel de l’Académie celtique qui devient ensuite la Société des antiquaires de France. Que signifie celtique dans Académie celtique pour Johanneau ? Le mot fait allusion à un rite écossais, donc celtique, de la franc-maçonnerie avec une initiation dans des loges bleues, c’est-à-dire dans le rite écossais,  des loges ouvertes aux apprentis, compagnons et maîtres à l’exclusion des hauts grades dont faisaient partie les deux frères Eloi et Alexandre Johanneau, -de là le nom énigmatique de « l’isle bleue » dans la brochure. .

Johanneaupublie les Mémoires de ces sociétés « celtiques » et, de 1806 à 1807, parcourt la France afin d’étudier le druidisme.Il est nommé censeur impérial de la librairie en 1811, ce qui ne manque pas de sel lorsqu’on sait qu’il  a publié sous le manteau nombre d’auteurs réputés licencieux (Martial, Pétrone, Catulle, etc.), censeur royal honoraire en 1814 et conservateur des monuments d’art des résidences royales en 1830.

 En 1800, Johanneau fait paraître un Fragmentum Petronii, (toujours cet amour des fragments!),  tiré à 100 exemplaires, assez mal imprimés (par son frère Alexandre).  Son frère Alexandre et Eloi lui-même veulent faire endosser la responsabilité de ce texte à un rival espagnol,  l’abbé Marchéna avec lequel ils sont en conflit pour une question de palimpseste wisigoth,,  afin de lui faire refuser sa demande d’aider financière au gouvernement espagnol. En 1858, le 20 décembre, un incendie à Paris, rue du Pot de Fer (librairie Lenormand , encore appeplée  Rainouard) détruit tous les précieux volumes des deux frères  Johanneau. Eloi meurt à Paris le 24 juillet 1851 et son frère republie en 1865 le texte de 1800 sur Pétrone, augmenté par  ses soins. Il est très rare, bien qu’il ait été imprimé à 126 exemplaires. .En 1865, Alexandre Johanneau publie encore sous le voile de l’anonymat De la guerre civile par Marc Antoine Chalvet, suivi de l’examen d’une autre version de Pétrone par Galaup de Chasteuil, édité par M. Herbert, 50 pages (toujours ces très petits tirages !) . La guerre civile est un poème extrait du Satiricon de Pétrone.Dernière pirouette d’Alexandre : il met la traduction très licencieuse de Galaup de Chasteuil sous le nom du janséniste  Chalvet à la B.N, particulièrement chaste. Joaquim  Alvarez Barrientos  a édité un livre de 148 pages sous le nom de l’infortuné Marchéna,  Fragmentum Petronii ,  Madrid, 2007, ce qui montre à quel point le canular de Johanneau  a été habile, puisqu’il « prend « toujours aux yeux de la gauche adepte de la libératin sexuelle qui a cru trouver dans le digne abbé un précurseur. .  

Enfin il fait paraître en 1806 un Fragmentum Catulli en mettant aussi  cette publication sous le nom de l’abbé Marchena.

Les indices : la conjuration bretonne pour la liberté

Au coeur de l’oeuvre, l’auteur nous montre six tombeaux dont le 4e porte l’inscription

«  Adélaïde de Kervasy, de Vannes ». Or, le château de Kervasy , aujourd’hui  simple ferme avec une porte de style gothique flamboyant, était situé non loin de Vannes, juste à côté du moulin de Clidan en Plaudren , et la famille fait partie de la branche des Malestroit dont le membre qui nous intéresse est le marquis de Pontcallec, condamné à mort par le Régent en 1720 avec trois autres Bretons pour une révolte nationaliste  contre le gouvernement et contre l’absolutisme royal. Pierre de Kervasy dit  l’aîné, le mari d’Adélaïde, a été plus heureux et a échappé aux foudres de la justice, obtenant des lettres d’amnistie après, tant il craignait pour sa vie, s’être fait enterrer une première fois comme s’il eût été mort : de là,  la 5e tombe sans nom qui est la sienne.

Le 6e tombe porte « Ci-gît un malheureux qui ne veut pas qu’on le [re]connaisse » : il s’agit du valet du marquis de Pontcallec qui a trahi les conjurés et s’en est amèrement repenti. La première tombe porte « Ci-gît Anthoine Duaffont, charpentier de Brest », la. seconde, « Ci-gît Léonard Annoyer, musicien, de Paris », la 3e, « Ci-gît Jacques Loris, menuisier, de Lamballe ». Ce sont des anagrammes :Antoine Duaffont, charpentier, anagramme pour Jean Baptiste de Rohan de Poulduc, exécuté par effigie ; Jacques Loris,  pour le chevalier Le Rouge de Lisle et Léonard Annoyer pour Eloi Johanneau, l’auteur.

 Il y a beaucoup d’anagrammes dans l’ouvrage : le prince de Louan pour Johanneau, Nuola et Yahoué  pour Eloi Johanneau, anse des Rochers pour aca (démie) (J)ohanneau, l’isle d’Yvic pour (aca)démie cel(t)ique .

L’annexe botanique de la brochure, intitulée L’îsle bleue, est  un autre  indice, car Eloy  Johanneau, partisan du classement de Linné comme son ami franc-maçon Lacépède, était un botaniste à la pointe du progrès des sciences, , spécialiste des sciences naturelles y compris de l’ornithologie: il a été le fondateur et le démonstrateur du Jardin des Plantes de Blois. Il  a publié en 1805 une Nouvelle ornithologie d’après la méthode de Lacépède.

 

 

 

 

L’actualité en 1797 

1 Le souvenir du naufrage des Droits de l’Homme auquel fait allusion l’auteur demeura vivace à Quimper à cause du major et franc-maçon Elias Pipon qui fut le seul rescapé du naufrage du navire anglais, l’Amazon, en baie d’Audierne ; sauvé le 18 janvier 1797, fait prisonnier à Quimper, il est conduit à Brest pour être renvoyé sans rançon en Angleterre où il arriva le 7 mars 1797.Il déclara « avoir été traité avec la plus grande humanité ». « Une série d’infortunes que je compte faire connaître un jour (ce sera Narrative of the dredful shipwreck of the Droits de l’Homme….by Elias Pipon, lieutenant, 63th regiment)   m’a jeté sur les côtes de France après un long combat de l’Amazon contre les Droits de l’Homme, dans la nuit du 13 au 14 janvier 1797. Prisonnier à Quimper [après le 18 janvier et avant d’être conduit à Brest], j’ai quelques obligations au citoyen H… [JoHanneau, qui obtient des frères sa libération immédiate et sans caution], je lui donne mon manuscrit [censé dérobé à Colignon à Botany Bay en Australie].Bref, le « matelot » inventé par Eloi Johanneau  recouvre le major Pipon, sauvé grâce à l’auteur et aux francs-maçons.

2 En 1797, Milet-Mureau fait paraître les Voyages de Lapérouse . On peut supposer que Johanneau en parle avec son ami Lacépède qui est parent de Colignon à qui il attribuera le manuscrit.

3 Toujours en 1797, Cambry fait paraître son Voyage au Finistère

Les allusions historiques et le sens politique de la brochure

Le complot breton du  marquis de Pontcallec a été raconté par Alexandre Dumas dans son roman  Une fille du Régent et par un historien, Joël Cornette, dans Le marquis et le Régent, une conspiration bretonne à l’aube des Lumière : le livre comprend également une étude sur la tradition orale chantée et un CD. La complainte de Pontcallec, la plus célèbre , a été recueillie par le comte de La Villemarqué dans Barzaz Breiz.et le chanteur Gilles Servat en 1972 a popularisé la Mort de Pontcallec , comme le film de Bertand Tavernier Que la fête commence. Robespierre est le symbole actualisé du Régent tyrannique et de ses  fureurs homicides. Eloi Johanneau était pro- girondin et contre Robespierre, alors que Jacques Cambry avait choisi les Montagnards contre les Girondins : la brochure reflète donc bien,-prudemment,-les idées fédéralistes.de Johanneau en les prêtant , pour s’amuser, à Cambry , son rival de l’Académie celtique, qui était loin de les partager.  .

Le lieu où est censée se passer l’histoire.

L’auteur nous donne  deux indices en évoquant la vague géante de 30 mètres  analogue à celle qui tous les 30 ans déclenche un mini-tsunami dans la Baie des Français en Alaska, au Port des Français où Lapérouse, en juin 1786, perdit deux chaloupes et 22 marins (île dite du Cénotaphe). Aussi, la description de l’animal dont « les cornes ont cinq pieds [environ 1, 50 mètre !) de séparation » n’est-il pas, selon moi le gnou du Cap, africain, mais l’orignal, dont les cornes sont effectivement séparées par un grand espace et qui vit en Amérique du Nord.

Les informations que contient cette brochure sur la franc-maçonnerie de rite écossais ancien et non accepté par le Grand Orient. 

 Lapérouse avait été initié  comme apprenti le 26 juillet, comme compagnon le 16 août et comme maître le 12 avril 1766 à la loge maçonnique de Brest de L’heureuse rencontre (article de Henri Colombié , « Lapérouse, Un philosophe «  en action » dans le numéro 59 du Journal de bord avec reproduction  de l’extrait du registre de la loge L’heureuse rencontre conservé aux archives de l’évêché de Quimper, p.5).

   La brochure de Johanneau nous apprend le nom des autres frères : sur la Boussole, Colignon, Fantin de Boutin, Guiraud de Montarnal, Mel de Saint-Céran, Bernizet, Rollin, Duché de Vancy, de Paul de Lamanon,  et sur l’Astrolabe Boissieux de La Martinière, le Père Receveur et « deux jeunes élèves » non nommés par l’auteur, savoir le benjamin de l’expédition, Law de Lauriston, d’ascendance écossaise, embarqué sur l’Astrolabe, et du Pac de Bellegarde, né en 1765, membre à dix ans de l’Ordre de Malte, embarqué sur la Boussole. L’ordre royal de Saint Andrew (sautoir de couleur bleue) serait à l’origine du rite écossais. La légende veut que la couleur bleue de l’habit des frères dans les Loges bleues provienne du marquis de Pontcallec. Celui-ci, en fuite et pour ne pas être reconnu, s’habillait comme un paysan breton et portait une soubreveste bleue sur un gilet blanc.

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